VINGT-CINQ
Avalés par le Dieu
Michael et Anna Kearney, avec leur accent anglais, leurs vêtements soignés et leur air légèrement perplexe, quittèrent une fois de plus New York en direction du nord. Cette fois-ci, ils n’étaient pas pressés. Kearney loua une petite BMW grise chez un concessionnaire des quartiers résidentiels. Ils traînassèrent dans Long Island, puis, revenus sur le continent, ils suivirent la côte jusqu’au Massachusetts.
Ils s’arrêtaient pour regarder tout ce qui attirait leur attention, toutes les curiosités éventuelles que leur signalaient les panneaux sur l’autoroute. Il n’y avait pas grand-chose, à moins de compter la mer. Kearney, avec l’air d’un homme soudain capable d’accepter son propre passé, faisait les marchés aux puces et les bazars de toutes les localités qu’ils traversaient, dénichant des livres d’occasion, de vieilles vidéocassettes et des versions remastérisées en CD d’albums – The Unforgettable Fire, The Hounds of Love – qui lui avaient plu, mais qu’il n’avait jamais pu mentionner en public. Anna le regardait du coin de l’œil, amusée et perplexe. Ils mangeaient trois fois par jour, souvent dans des restaurants de poissons sur le front de mer, et bien qu’Anna prenne du poids, elle ne se plaignait plus. Ils restèrent une nuit ici, une nuit là, évitant les motels, recherchant plutôt les bed-and-breakfast pittoresques proposés par des lesbiennes soft retraitées ou des agents de change quinquagénaires fuyant les conséquences de la Grande Vague Haussière. Marmelade anglaise authentique. Paysages avec mouettes, varech et doris retournés. Chambres propres et accueil balnéaire.
C’est de cette manière détournée qu’ils aboutirent une fois de plus à Monster Beach, où Kearney loua un bungalow en bois séparé de l’océan par une route étroite et quelques dunes. L’intérieur était aussi nu que la plage, avec des fenêtres sans rideaux, des parquets frottés à la paille de fer et des bouquets de thym séchés qui pendaient dans les coins. Dehors, quelques lambeaux de peinture bleue s’accrochaient aux planches grises sous le vent du large.
— Mais nous avons la télé, dit Anna. Et des souris.
Plus tard, elle demanda :
— Pourquoi sommes-nous ici ?
Kearney ne savait pas trop comment répondre.
— Nous nous cachons, je suppose.
La nuit, il rêvait encore de Brian Tate et de la chatte blanche, qui fondaient comme du suif dans la chaleur de la cage de Faraday. Mais à présent, il les voyait de plus en plus dans des situations absurdes. Ils prenaient des postures assises bizarrement formelles, puis s’éloignaient de lui en culbutant dans une noirceur fondamentale. La chatte, bien qu’elle ressemble exactement à un bibelot sur une étagère, était aussi grosse que l’homme. (Cette curieuse anomalie d’échelle, le commentaire du rêve sur lui-même, causa chez Kearney un sursaut de détresse – sans force, brute, incroyablement déprimante.) Sans cesser de culbuter, ils devinrent de plus en plus petits et finirent par disparaître, gesticulant hiératiquement sur fond d’étoiles et de nébuleuses explosant au ralenti.
Comparée à cela, la mort de Valentine Sprake, bien qu’elle ne perde rien de son caractère grotesque dans le souvenir, avait commencé à paraître accessoire.
— Nous nous cachons, répéta Kearney.
La troisième année à Cambridge, avant qu’il rencontre Anna – ou qu’il assassine qui que ce soit –, il avait un jour jeté un coup d’œil dans la vitrine d’un papetier en se rendant à Trinity College. Y étaient exposés des faire-part de mariage gravés qui, lorsqu’il passa devant la boutique, semblèrent un instant fusionner sans solution de continuité avec les tickets de bus périmés et les reçus de distributeurs de billets qui jonchaient le trottoir à ses pieds. Il constata que l’intérieur et l’extérieur, l’étalage et la rue, n’étaient que des prolongements l’un de l’autre.
Il effectuait toujours des voyages sous les auspices du Tarot. Deux ou trois jours plus tard, quelque part entre Portsmouth et Londres-Charing Cross, son train fut retardé d’abord par des travaux sur la voie, puis par une panne d’une des motrices. Kearney, qui somnolait, se réveilla en sursaut. Le train ne bougeait pas et il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, bien que ce doive être une gare : des voyageurs rôdaient sous les fenêtres, dont deux ecclésiastiques avec cette uniformité de blancheur dans les cheveux que n’ont plus les laïques. Il se rendormit et rêva brièvement des plaisirs perdus des Ajoncs, puis se réveilla brusquement avec l’horrible certitude d’avoir crié dans son sommeil. Toute la voiture l’avait entendu. Il avait vingt ans, mais son avenir était clair. S’il continuait à voyager ainsi, il deviendrait quelqu’un qui parle dans son sommeil dans l’express de Londres – un homme entre deux âges avec des dents en mauvais état et une serviette toilée, la tête inconfortablement calée dans l’encoignure du dossier tandis que son esprit se détricotait comme un vieux pull et que tout devenait illisible pour lui.
Ce fut la dernière de ses épiphanies. Sous sa clarté, le Tarot, générateur d’épiphanies, avait tout du piège. Il lui semblait la plus terne des carrières. Des voyages – peut-être en nombre infini –, y demeuraient enchâssés comme des dimensions fractales. Mais le milieu était devenu aussi transparent pour lui que la vitrine du papetier, et elles étaient trop faciles à décompacter. Il avait vingt ans et les lignes épurées de l’avant d’une motrice Intercity jaune ne l’enthousiasmaient plus. Il avait dormi dans trop de chambres surchauffées, mangé dans trop de cafés de gare. Il avait attendu trop de correspondances.
Sans le savoir, il était prêt pour la prochaine grande transition de sa vie.
— Nous nous cachons, vraiment ? demanda Anna.
— Oui.
Elle vint se placer devant lui, tout près, si bien qu’il sentit la chaleur de sa peau.
— Tu en es sûr ?
Peut-être ne l’était-il pas. Peut-être attendait-il. Toutes les nuits, après qu’elle s’était endormie, il allait s’asseoir là-bas, sur le sable de Monster Beach. S’il s’attendait à voir sa bête noire, il fut déçu : pour une fois, elle n’était pas dans les parages. Quelque chose avait à jamais changé dans cette relation. Pour la première fois depuis leur rencontre originelle, Kearney – bien qu’il tremble de peur devant cette idée – encourageait le Shrander à le rattraper. Sentait-il l’autre s’arrêter, puis tourner la tête, aussi intelligemment qu’un oiseau, pour chercher à détecter sa présence ? Se demandait-il pourquoi Kearney jouait les provocateurs ?
La nuit, sur la plage, il n’avait pas grand-chose d’autre à faire qu’attendre en regardant les vagues de l’océan passer et repasser sous les dures étoiles. Les vents froids du large soulevaient le sable des dunes qui s’égrenait en sifflant entre les touffes d’oyats dans une luminescence agitée de frissons. Kearney avait l’impression d’une réalité sans limites. Dans cette perspective, la plage devenait la métaphore d’un autre site de transition, d’une autre frontière, d’une grève contre laquelle venait clapoter l’univers tout entier. Quelles sortes de monstres pourraient s’échouer sur une plage pareille ? Plus que la carcasse pourrie et rétrograde d’un requin pèlerin ; plus que le plésiosaure avec lequel, dans un moment de griserie, on l’avait brièvement confondu en 1970. La plupart des nuits, il regagnait le bungalow et sortait le lecteur de poche qui contenait les ultimes données sauvegardées par Brian Tate. En général, il le tournait et le retournait une minute ou deux dans ses mains sous la lumière bleue et froide de l’écran du téléviseur avant de le ranger à nouveau. Une fois, il sortit son ordinateur portable et y connecta le lecteur, sans toutefois allumer ni l’un ni l’autre. Au lieu de quoi, il alla dans la chambre, se mit tout habillé dans le lit à côté d’Anna et plaça la paume de sa main contre son sexe jusqu’à ce qu’elle se réveille à moitié et gémisse.
Le jour, il écoutait les vieux albums ou zappait d’une chaîne à l’autre, à la recherche de tout ce qui pouvait passer pour des informations scientifiques. Tout semblait l’amuser. Anna ne savait comment interpréter ce comportement. Un matin, au petit déjeuner, elle lui demanda :
— Tu vas me tuer, non ?
— Je ne crois pas, répondit-il. Pas maintenant.
Puis il ajouta :
— Je ne sais pas.
Elle posa sa main sur la sienne.
— Tu le feras, tu sais, dit-elle. Tu seras incapable de te retenir à la fin.
Kearney contempla l’océan par la fenêtre.
— Je ne sais pas.
Elle retira sa main et se tint à l’écart de lui pendant toute la matinée. L’équivoque la déconcertait toujours, et, pensait-il, la mettait en colère. Ça remontait à son enfance. Vis-à-vis de l’existence, elle avait en réalité le même problème que lui : comme elle n’y attachait pas grande importance, elle avait cherché quelque chose d’apparemment plus exigeant. Mais ce qui se passait entre eux allait plus loin. Ils s’étaient portés au-delà des normes de leur relation, ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils voulaient faire l’un avec l’autre. Lui ne voulait pas qu’elle soit en bonne santé. Elle ne voulait pas qu’il soit digne de confiance ou d’un naturel agréable. La nuit, ils se tournaient autour, à la recherche de l’occasion favorable, d’attitudes moins ordinaires à s’imposer mutuellement. Anna excellait à ce jeu. Elle le surprit en l’invitant, dans le sillage d’un de ses brillants sourires vulnérables :
— Tu aimerais me mettre ta bite dedans ?
Ils avaient retiré du lit la couette en patchwork et l’avaient disposée devant l’âtre, où des morceaux de bois trouvés sur la plage se consumaient en donnant des cendres d’un blanc absolu. Anna, presque aussi blanche, était allongée sur le flanc à la lueur des flammes. Il considéra d’un air pensif les creux et les ombres de son corps.
— Non, lui dit-il, je ne crois pas.
Elle se mordit la lèvre et lui tourna le dos.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
— Tu n’en as jamais eu envie, dit-il prudemment.
— Mais si, j’en avais envie. J’en avais envie dès le début, mais on voyait bien que tu ne voulais pas. La moitié des filles de Cambridge étaient au courant. Tout ce que tu faisais, c’était de les branler, et tu ne jouissais même pas de ton côté. Inge Neumann – la fille qui t’a initié au Tarot, hein ? – n’en revenait pas.
À ces mots, il prit un air tellement humilié qu’elle éclata de rire et dit :
— Moi, au moins, je t’ai fait jouir.
En guise de représailles, il lui parla des Ajoncs.
— La maison était invisible de la route, dit-il en se penchant en avant, énervé par cet effort d’imagination. Elle était très bien cachée. Rien que des arbres couverts de lierre, quelques mètres d’une allée envahie par la mousse, la plaque avec le nom.
Dans le parc régnaient l’ombre et la fraîcheur, hormis là où le soleil perçait, inondant une pelouse de lumière.
— Ça semblait tellement réel.
La même lumière entrait dans une chambre au troisième étage, sous la chaleur du toit, où c’était toujours la fin de l’après-midi, et où il y avait toujours le son grave d’une respiration intériorisée, comme le souffle de quelqu’un qui a perdu toute conscience de soi-même.
— Ensuite, mes cousines arrivaient et commençaient à retirer leurs vêtements, dit-il en riant. Du moins, c’est ce que j’imaginais.
Anna eut l’air perplexe.
— Je les regardais et me masturbais, expliqua-t-il.
— Mais ce n’était pas en vrai ?
— Oh non, ce n’était rien qu’un fantasme.
— Alors, je ne…
— Je n’avais aucun contact avec elles dans la vie.
Il ne les avait même pas abordées une seule fois. Elles lui avaient semblé trop énergiques, trop brutales.
— Le fantasme des Ajoncs a tout gâché pour moi. Lorsque je suis arrivé à Cambridge, je ne pouvais plus rien faire.
Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas pourquoi, avoua-t-il. Je n’arrivais pas à l’oublier, c’est tout. Lui et ses promesses.
Elle le regarda fixement.
— Mais c’est vraiment de l’exploitation, dit-elle, de se servir des gens pour quelque chose qui ne se passe qu’à l’intérieur de toi.
— J’ai fui les choses que je désirais… tenta-t-il d’expliquer.
— Non, c’est affreux.
Elle prit la couette par un coin et la ramena dans la chambre. Il entendit grincer le lit lorsqu’elle se jeta dessus. Il était vidé, privé de ses moyens.
— J’ai toujours pensé que le Shrander était ma punition pour tout ça, dit-il tristement.
Il le croyait au moins à moitié.
— Va-t’en, dit-elle.
— C’est toi qui t’es servie de moi.
— Non. Jamais.